Une écriture qui me porte

Entretien

Une écriture qui me porte

Entretien avec Stanislas Nordey autour de Ce qu'il faut dire

Comment avez-vous découvert l’écriture de Léonora Miano ? Qu’est-ce qui vous a donné envie de mettre en scène Ce qu’il faut dire

Je ne suis pas entré dans son univers par les romans. Je la connais grâce à L'Arche (l'éditeur) qui a publié, en 2012, Écrits pour la parole − un recueil de textes courts qui sont des récits intimes d'afrodescendants vivant en France. Quand j'ai été artiste associé au Festival d'Avignon (en 2013) avec Dieudonné Niangouna, j'ai proposé à Léonora Miano de mettre en lecture ces textes, mais à cette époque il était important pour elle qu'ils soient mis en scène exclusivement par des personnes qui ont la peau noire − notamment Éva Doumbia − ce que j'avais parfaitement compris. Je suis resté proche de son écriture, que je trouvais de plus en plus forte. Avec Ce qu'il faut dire, il y a eu une conjoncture : à la fois la nécessité de porter cette parole et le fait que j'ai tout de suite pensé aux actrices avec qui le faire. Cette évidence m'a incité à la recontacter, un peu timidement, pour lui dire mon désir de mettre en scène son texte, tout en comprenant qu'elle puisse me dire non pour la même raison qu'auparavant. Elle m'a donné son accord. Ce qu'il faut dire s'adresse successivement et de manière très concrète et précise aux gens qui ont la peau blanche, aux gens qui ont la peau noire. Qu'est-ce qu'on fait des assignations ? Est-ce qu'on arrive à s'en sortir soi-même ? Est-ce qu'on peut être uniquement dans la rancœur, dans la violence ? Est-ce qu'on peut se passer de la violence, surpasser l'envie de retourner à l'autre, celle qu'il nous a fait subir ? Toutes ces questions sont posées avec une intelligence aigüe. Et ce sont des écrits pour l'oralité.

Donc, mon désir part à la fois du texte et des actrices, qui faisaient toutes les trois partie de la promotion du Groupe 44 de l'École du TNS (…) Ces artistes n'ont pas la peau blanche. Il s'agit d’aller au bout de la logique que j'essaie de développer depuis longtemps. Il y a, sur les plateaux de théâtre, en France, une sous-représentation avérée des gens issus des différentes couches d'immigration ainsi que des personnes nées dans les Outre-mers. Comment faire pour que ça évolue ? Je ne monte jamais un spectacle pour délivrer un message. C'est toujours l'écriture qui me porte. C'est le cas ici avec le texte de Léonora Miano et, en même temps, c'était une formidable opportunité de retrouver ces trois jeunes femmes avec qui j'ai travaillé dans le cadre de l'École, qui sont des actrices magnifiques. Il me semble essentiel de les voir sur les grands plateaux de théâtre, essentiel que cette parole qui questionne la position de la France puisse être entendue.

Comment souhaitez-vous faire entendre les trois textes ? Notamment, est-ce que les actrices prennent chacune en charge un chant ou souhaitez-vous faire un travail choral ? 

Aujourd’hui, au moment où nous nous parlons, c’est encore en mouvement. Ma première intuition était : chaque actrice fait un chant, mais elles sont toutes les trois constamment présentes sur le plateau et il y a des passages sous forme chorale. Quand on lit Ce qu’il faut dire, tout est possible : une seule actrice pourrait faire les trois chants, ou quinze, ou un groupe d’actrices et d’acteurs… J’ai tout de suite pensé à Mélody, Ysanis et Océane comme à un arc idéal : il y a trois personnalités, trois modes de jeu, trois rapports au plateau très différents et complémentaires. J’aime l’idée qu’il y ait trois angles d’écoute et de prise de parole, qui viendraient nous déplacer à chaque fois – c’est ce qui a orienté mon choix de relier un texte à une actrice. Mais c’est aussi une écriture très rythmée, musicale, qui donne envie d’aller vers la choralité et je ne sais pas encore jusqu’où nous irons dans ce sens. Une percussionniste, Lucie Delmas, sera aussi présente sur le plateau. Et il y a un « coup de théâtre » dans le troisième chant : l’apparition de cet homme plus âgé, Maka, que joue Gaël Baron. Il n’est pas de la même génération, je tenais à cette différence. Pour moi, il était important qu’il s’agisse de femmes jeunes, parce que ça raconte aussi le regard que peut porter une génération à la fois sur le passé et le présent − et un possible avenir. Je ne sais pas si la génération d’avant Léonora aurait pu aller aussi loin dans ce regard, dans cette parole. En 2012, je suis allé à Brazzaville et à Pointe-Noire à l’invitation de Dieudonné Niangouna. Là, c’est un choc : je me retrouve au milieu de jeunes intellectuels africains qui me déplacent complètement. Ils sont dans une remise en question profonde de tous les attendus, loin de ce qu’on peut entendre ou lire depuis des décennies ici, en France. Ils interrogent tout, de façon juste, ils s’emparent en profondeur des questions : sommes-nous des victimes ? Si oui, qu’est-ce qu’on fait de ça ? Est-ce que nous ne sommes que des victimes ? Que voulons-nous être ? À partir de ce moment, quelque chose en moi s’est agité, j’ai été profondément marqué et bousculé. Jusque-là, mes référents étaient Aimé Césaire, Frantz Fanon… Là, j’entends des gens qui remettent en question Césaire, disent qu’il s’est trompé. Ce temps passé à les fréquenter et à les écouter m’a, je pense, amené à mieux lire Léonora Miano. Son essai Afropéa − Utopie post-occidentale et post-raciste (Grasset, 2020) est passionnant dans ce qu’il crée comme écart, comme place, comme gouffre pour penser − pour être d’accord ou non d’ailleurs. C’est aussi le cas de Ce qu’il faut dire. Ce sont aussi, il faut le dire, trois textes où l’humour est très présent. Quand j’ai rencontré Léonora, elle m’a demandé ce que je comptais en faire et je lui ai dit que, pour moi, ce ne sont pas des textes uniquement graves, ils sont drôles aussi, mordants. Il y a quelque chose de joyeux dans l’écriture et je veux que le spectacle le soit.

« J’aime le regard de Léonora Miano, son acuité, la façon dont elle bouscule les schémas de pensée. »

Pouvez-vous parler du début des répétitions ? Avez-vous distribué le texte entre les actrices ? Et pourquoi avez-vous décidé que la parole de Maka soit prise en charge par un acteur ? 

En ce qui concerne la distribution du texte, on a décidé, après les premières lectures, qu’elles devaient toutes les trois connaître l’intégralité du texte au démarrage des répétitions. Nous avions déjà essayé toutes les combinaisons, tout peut fonctionner. En revanche, au tout début des répétitions, on ne savait pas que le personnage de Maka serait présent sur le plateau − quand on lit, on se dit que sa parole pourrait tout à fait être en discours indirect. Mais, à l’épreuve des répétitions, il nous a paru très important de faire exister réellement cet « intrus ». L’échange entre la narratrice et Maka m’évoque les « Dialogues de Platon » : tu donnes la parole à un personnage, cette parole est totalement construite et recevable, puis tu dis « oui, c’est vrai, mais…» et une autre parole répond, un autre angle de vue. C’est ce que fait Léonora Miano de façon admirable et c’est vraiment éclairant. Je pense que tous − qu’on ait la peau noire ou blanche −, nous pouvons entendre la parole de Maka comme étant juste, fondée. Ce qui est beau, c’est que Léonora lui donne de l’espace pour se déployer, elle ne la réduit pas, elle la met en valeur. Mais, ensuite, elle essaye de la questionner, pour être dans une autre voie, un chemin difficile sans doute, comme elle le dit. Et, comme il est écrit à la fin : « La soirée promettait d’être longue / Et longue serait la route de la fraternité »… on est loin du bout, mais il ne faut rien lâcher, parce qu’il y a une éclaircie possible. On peut peut-être s’en sortir d’une autre manière qu’en étant dans la réparation, dans l’excuse, dans la vengeance, dans la rancœur… Peut-être qu’il y a une autre voie.

La parole de Maka est, comme vous le dites, très juste, mais son ressentiment lui fait du mal : comment vivre avec ?

Oui, mais comment ne pas être habité de ressentiment ? C’est toute la question. Quand on est Afropéen − c’est le terme utilisé par Léonora Miano pour nommer les gens qui ont des ascendants africains mais ont grandi en Europe où ils sont minoritaires −, que fait-on de l’héritage historique, et comment vit-on le présent dans la société française ? Il y a des tentations multiples qui ne sont pas forcément les bonnes, ce qu’on appelle « l’assimilation », ou au contraire vouloir inverser le pouvoir, le reprendre sur l’homme blanc, faire payer à l’autre ce qu’il a infligé aux ancêtres − ce que je peux tout à fait entendre. De même, si j’étais petit-fils d’un Algérien tué pendant la Guerre d’Algérie, j’imagine que j’aurais du mal à ne pas ressentir de rancœur… C’est notamment ce dont parle le texte et que je trouve beau : à quel point il est difficile d’échapper à des rôles dont on a envie de se saisir parce qu’ils sont immédiatement évidents. « Tu as fait souffrir les miens, je ne vais pas te pardonner. » C’est simple, entendable et, d’une certaine manière, ça peut être indiscutable. J’aime le regard de Léonora Miano, son acuité, la façon dont elle bouscule les schémas de pensée. Dans Afropéa, elle questionne la position d’Aimé Césaire et la notion de Négritude : est-ce qu’elle n’a pas entretenu une vision racialiste du monde ? Ce n’est pas une position facile, mais elle va au bout des interrogations. 

« Le texte est politique, au sens large du terme, mais n’est absolument pas didactique. Il y a une réelle écriture, une rythmique qui emporte et, ce qui est beau, c’est qu’on ne voit pas les choses arriver avant d’être pris par la charge poétique. »

De plus en plus de voix s’élèvent aujourd’hui pour parler de la colonisation. Dans le troisième chant, Léonora Miano convoque le passé et offre une autre voix, singulière, pour aborder la mémoire… 

L’histoire est toujours racontée du côté des vainqueurs et jamais de celui des perdants. En ce moment, on célèbre toujours Napoléon − même si certaines voix critiques s’élèvent − mais on n’a jamais célébré celles et ceux qui sont morts sur les barricades de La Commune. Ce que dit le texte à cet endroit est très beau : oui, on pourrait − et on devrait − baptiser des places et des avenues du nom des personnes emblématiques qui se sont opposées à l’esclavage et ont résisté − comme Louis Delgrès ou Solitude −, mais est-ce qu’il n’y a pas autre chose à se raconter aussi ? Cette histoire magnifique, incroyable, à la fois de résistance et de résilience − tout est mêlé −, ce qui n’est pas l’Histoire mais les histoires singulières de tous ces gens inconnus. Maka est un « Monsieur Tout-le-monde » et c’est très beau comme, partant de lui, Léonora Miano réouvre des perspectives pour tout le monde justement. Ce qui est intéressant, c’est que ce texte et le spectacle s’inscrivent dans le contexte d’aujourd’hui, où ces questions sont ouvertes mais où les voix qu’on entend sont souvent extrêmement clivées. La parole de Léonora Miano risque d’être confisquée d’une manière ou d’une autre. Par exemple, si on ne se polarise que sur le fait d’abattre les statues de Colbert et d’ériger à la place des statues de résistants au colonialisme – ce sont des débats nécessaires mais qui pourraient, à un moment, réduire la question. Or, je pense que la tentative de Léonora Miano est de réouvrir des champs, des possibilités. Et elle-même dit que ce n’est pas gagné. Les actrices et moi avons parlé de notre peur − parce qu’on sait que c’est un terrain miné. Il faut qu’on arrive à porter cette parole en étant au bon endroit, sinon on peut créer du contresens. Si l’on fait de La question blanche − qui est une adresse à un « tu » étant l’homme blanc européen − un réquisitoire contre les Blancs qui sont dans la salle, on est complètement à côté de la plaque. Or, on s’est aperçu, lors des premières lectures, qu’on pouvait avoir tendance à aller dans ce sens… parce qu’on répondait, nous aussi, à des schémas que nous avons dans la tête. J’ai voulu travailler avec ces trois jeunes femmes parce qu’elles ont une conscience aigüe des questions abordées dans ces trois chants. Elles sont mises en mouvement et concernées par ce qui se dit, sont traversées par des questionnements, sont parfois d’accord ou pas, parfois perplexes. Léonora met la barre très haut, c’est ce qui nous plaît profondément. En même temps, elle n’est jamais donneuse de leçons, elle est à l’endroit de la question et de l’ouverture. C’est ce que j’ai toujours aimé au théâtre. La difficulté est : comment ne pas en faire un spectacle politique, un « spectacle-tract », militant ? Le texte est politique, au sens large du terme, mais n’est absolument pas didactique. Il y a une réelle écriture, une rythmique qui emporte et, ce qui est beau, c’est qu’on ne voit pas les choses arriver avant d’être pris par la charge poétique.

Propos recueillis par Fanny Mentré pour le TNS, en juin 2021
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